Une rencontre historique
Saint François et le sultan Al Malik el Kamil
Ouverture du 8° Centenaire de cette rencontre
Église Saint André les Cordeliers. Gap - 14 Mars 2019
Frère Jean-Dominique Dubois, ofm
Le propre d’une religion, quelle qu’elle soit, est de saisir l’âme et la vie du croyant en toutes ses dimensions. Relation à Dieu, relation à ses semblables et à la terre, conscience d’une identité propre, sont orientées et organisées en fonction d’une cohérence spécifique et d’une orientation de toute la vie que donne la foi. Une religion fait nécessairement surgir des institutions qui la régissent, un attachement inéluctable à des lieux qui l’ont vu naître. Elle bâtit des lieux de culte qui la symbolisent. Totalisante mais non totalitaire, toute religion peut cependant dériver.
Quand de surcroît plusieurs religions professent le même Dieu, en un même monothéisme à plusieurs visages, les risques d’affrontement sont grands, voire inéluctables, vu la faiblesse des humains que nous sommes tous. Ce risque donc fort d’être guerre ou dialogue...
La naissance de l’Islam au 7° siècle et son expansion rapide ne pouvait pas ne pas inquiéter le monde chrétien alors dominant dans tout le bassin méditerranéen et au-delà. La perte de Jérusalem et du libre accès à la Basilique du Saint Sépulcre mit le feu aux poudres pour deux siècles de croisades. Si nous acceptons de ne pas interpréter cette période complexe du Moyen-Age avec nos lunettes d’occidentaux du 21° siècle nous comprendrons mieux et nous découvrirons dans les deux camps rivaux autant de grandeurs que de misères. Entrer ici dans le génie propre d’une religion n’est pas chose facile, particulièrement à nos mentalités contemporaines éprises d’un rationalisme exacerbé ou d’une foi pas suffisamment éclairée.
Avant la rencontre de saint François d’Assise et du Sultan d’Egypte Al Malik el Kamil il y eu bien des rencontres et des échanges entre chefs chrétiens et chefs musulmans qui méritent l’attention. Car au-delà du fracas des armes, des intérêts particuliers prenant le pas sur l’intérêt général, des félonies ou des trahisons, en interne comme en externe au sein de chaque camp, il y eut de la grandeur d’âme bien partagée entre chrétiens et musulmans. Lorsque la loyauté de la parole donnée fut respectée, elle a permis de ne pas verser le sang. Notons simplement les échanges entre Saladin et le roi lépreux très chrétien Baudouin IV de Jérusalem, quand bien même l’issue fut la reprise de la Ville Sainte par les musulmans après la tragique défaite des Francs à Hattin. Le saint roi Louis IX, malgré sa grandeur d’homme de foi et de monarque, ne sut pas écouter le sultan lui proposant un accord amiable. Il fut néanmoins admiré de tous les partis quand, par la suite, depuis Saint Jean d’Acre, il gouverna les états latins, forçant l’admiration de ses adversaires.
Tout homme de foi et tout homme politique digne de ce nom, sait que les armes ne règlent pas tout, voire rien du tout. Mais les hommes sont ainsi faits que ce qui les motive se traduit trop souvent par le tragique langage de la guerre.
François d’Assise, né en 1181, dans la région de l’Ombrie en Italie centrale, connaît le métier des armes. Commerçant, fils de commerçant, il participa à la bataille de sa ville contre la ville de Pérouse comme au conflit armé contre les nobles de sa ville. Il se fit aussi chevalier pour les armées du Pape contre l’empereur d’Occident.
« Retourne au pays qui t’a vu naître » lui dit un jour le Très Haut. Le pays qui nous a vu naître est la bonté divine du Dieu très Miséricordieux qui nous a offert en totale gratuité cette admirable création sortie de ses mains, ce Dieu qui a fait de tout homme un être absolument unique appelé à être frère de tous. Encore faut-il devenir ce que nous sommes, tel est le challenge de notre humaine condition. François d’Assise après des années de recherche va apprendre à désarmer complétement pour aller à main nue à la recherche de Dieu ainsi qu’à la recherche de tout homme pour en faire un frère. Le combat sur lui-même sera rude. N’oublions pas que ce n’est qu’à la fin de sa vie qu’il chantera le Cantique des Créatures. La ferveur du monde chrétien dans lequel il est né ne lui est pas indifférente. Lui aussi veut aller en croisade mais non point pour récupérer le tombeau du Christ, dont l’importance n’est certes pas négligeable à ses yeux de croyant mais non point essentielle. Adorateur parfait du Très-Haut en esprit et vérité, ceci en tout lieu de la terre, François est taraudé en son cœur par le salut de tout homme, donc par le salut de l’âme du Sultan d’Egypte, Ce dernier est visé par toutes les armées croisées. Nous sommes en 1219, durant la 5° croisade. Au nom de sa foi de chrétien François, lui, ne veut aller qu’en frère et sans armes rencontrer celui qu’il considère par sa foi comme un frère. Le vrai tombeau du Christ est cette part neuve du cœur de chaque homme où le Très-Haut vient déposer sa vie divine.
Les Sarrazins pensent voir en la personne de ce pauvre moine chrétien et de son compagnon, le frère Illuminé, des émissaires en vue d’une trêve ou d’un accord de guerre, à moins qu’ils ne viennent pour renier leur foi. Ils les font simplement prisonniers pour les conduire au Sultan. François découvre alors à son hôte le dessein de son cœur. Il demande d’être écouté. Au vu du dessein du Petit Pauvre les sages musulmans convoqués par le maître du lieu refusent d’entendre. François ne veut pas s’imposer et demandent de pouvoir se retirer. Le Sultan, malgré le départ de ses conseillers demandent à François de rester. Mais ce dernier décline l’offre. La foi chrétienne ne peut que s’offrir sans s’imposer. Le Sultan le congédie sur ces mots de paix « Messires, (mes conseillers) m’ont dit, par Dieu et par la foi, de vous faire couper la tête, car ainsi l’ordonne notre foi : mais j’ai un peu contre ce commandement, et je ne vous ferai pas couper la tête, car ce serait mal vous récompenser d’avoir avec certitude risqué vos vies pour conduire mon âme à Dieu. » Quand les armes se taisent pour laisser place au dialogue loyal du cœur et de l’expérience tout le monde grandit en humanité.
L’héritage de saint François d’Assise est immensément large dans les arts, la littérature et la pensée, touchant tout homme sur tous les continents. Parmi ses frères citons deux d’entre eux, fameux par leur réputation de sainteté et représentés dans cette église saint André des Cordeliers.
Saint Antoine de Padoue, son contemporain, né au Portugal, voudra lui aussi aller en Afrique du Nord pour exposer sa foi chrétienne. Dieu lui enseignera une autre pauvreté, celle plus radicale du cœur et plus encore de l’intelligence qui en fera l’Arche de la Parole. Prédicateur brûlant, il annoncera l’Évangile à une Italie du Nord et à un Royaume de France qui en avaient bien besoin.
Quand à saint Bonaventure de Bagnoregio, théologien parmi les grands du Moyen-Age aux côtés de saint Thomas d’Aquin et du Bienheureux Jean Duns Scott, il fut le chantre de l’Amour qu’est Dieu et de l’itinéraire de l’âme vers Dieu. En digne fils de Saint François il n’aura de cesse que de pacifier d’abord son Ordre mais aussi l’Église latine divisée d’avec l’Église de Byzance visant la réconciliation entre chrétiens. Il meurt au cours du Concile de Lyon en 1274, concile qui aurait pu voir renaître l’union des chrétiens d’Orient et d’Occident, si fort mise à mal après le sac inconcevable de Constantinople (12/04/1204).
Cette rencontre historique entre François et le sultan Al Malik El Kamil vaut aujourd’hui aux fils de Saint François, pour les chrétiens latins, d’être parmi d’autres, les gardiens des lieux saints chrétiens de Jérusalem. Les Frères donnent surtout leur vie à tisser du lien entre toutes les parties en présence dans la ville sainte comme en la terre qui l’habite. À l’exemple de notre Père Saint François, ils sont gardiens de leurs frères plus que des monuments. Permettez moi donc une image sur ce lieu tant convoité au Moyen-Âge pour terminer cette présentation d’une rencontre historique.
La basilique du Saint Sépulcre est aujourd’hui habitée par des chrétiens de confessions différentes où chacun veille sur l’édifice tout entier et sur la chapelle qui lui est attribuée, si ce n’est pas sur son tapis. Ceci en fonction d’un Statu Quo arrêté au 19° siècle par l’Empire Ottoman. Si les médias n’en parlent souvent que pour faire le buzz lorsqu’il y a une dispute fraternelle, quelle famille n’en connaît point, beaucoup ignore que toutes les parties chrétiennes du Saint Sépulcre vivent au quotidien une réelle et authentique fraternité. Tout cela sous l’œil bienveillant d’une humble famille musulmane hiérosolymite qui a la garde de la clé de l’édifice, l’ouvrant et le fermant chaque jour au lever et au coucher du soleil.
Que le Très-Haut nous apprenne à désarmer, à l’image de François d’Assise et du Sultan Al Malik el Kamil pour nous écouter et dialoguer en vérité, apprenant à nous parler du cœur, sans oublier la raison, en laissant à l’Esprit de Dieu, au delà d’un dialogue en vérité, de conduire tout homme à la vérité