François et Claire d’Assise

Deux visages de la grâce du Dieu pauvre

par le frère Jean-Dominique Dubois, ofm

Lorsque Dame Pica donne naissance à son petit Jean les pays européens sont en expansion. Nous sommes en 1181, à Assise en Ombrie, l’Italie centrale. En Europe la prospérité va bon train par le commerce entre Orient et Occident. Pierre Bernardone, le père de Jean, se trouve alors fort bien occupé à son négoce d’étoffes loin sur les marchés du Royaume de France. À son retour il prénomme son fils Jean, né en son absence, Francesco, le petit français… Devenu jeune homme, ce dernier n’est pas en reste pour faire de bonnes affaires dans l’échoppe familiale, flattant l’orgueil de son père, même au détriment de dépenses coûteuses pour faire la fête avec ses amis assisiates. Habitant des bourgs et membre de la classe économique montante, François le jeune troubadour, autant que bon négociant, est promis à un brillant avenir…

Claire d’Assise, sa contemporaine, est fille de noble, membre de la classe dirigeante. Selon les rapports codés de la société féodale les deux jeunes gens ne se fréquentent pas. Les bruits de la nouvelle troupe de Francesco n’en arrivent pas moins au secret de la maison paternelle des parents di Offreducio. Au sujet de François il n’est plus question de ripailles et de chansons de gestes, de rires et de danses à tout va. François a troqué le commerce des draps pour le commerce spirituel du Royaume de Jésus Christ. Le fils de Pierre Bernardone ne cherche plus à briller, courant au sommet de la gloire du commerce fleurissant ou de la chevalerie conquérante. Le nouveau pauvre ne rêve plus que d’aimer le Christ et tout homme avec Lui. Mieux vaut servir le Maître que le serviteur, fusse-t-il prince, baron ou roi. Tel est son nouveau code d’honneur. Le Seigneur et Maître lui parle au cœur et lui révèle le chemin de la vraie gloire, la Croix. À l’inverse des valeurs humaines, la Croix est le chemin de la réconciliation de tous les hommes, la source de la vraie paix dans la justice. À la lumière du crucifix de saint Damien, François réalise qu’il ne sert à rien de conquérir la terre avec l’argent et les armes. Vanité dangereuse d’être l’homme le plus puissant du monde au détriment de ses frères. Ce serait perdre la récompense suprême de l’entrée au paradis éternel de la joie « que nul ne peut vous ravir. » (Jn 16,22) Aimer et être aimé de toute éternité pour l’éternité.

Or l’Amour en personne qu’est Dieu n’est pas aimé, bien que le Créateur souverain ait tant aimé le monde jusqu’à nous donner son Fils unique. « Il est venu chez les siens mais les siens ne l’ont pas reçu. » (Jn 1, 11) Séduit par le Christ et son chemin d’abaissement par amour, François quitte tout de son beau métier et de ses riches vêtements. Il jette aux orties tous ses rêves de gloire humaine pour ne plus s’attacher désormais qu’à Jésus Christ, pauvre et crucifié, le Bien suprême, celui qui est « notre richesse à suffisance. » Lui qui est « sagesse, humilité, beauté, joie, notre espérance et notre allégresse, douceur et vie éternelle. » Louanges de Dieu Plusieurs jeunes assisiates le suivent, livrant à leur tour aux pauvres tout avoir, quittant professions brillantes et réussites humaines, biens matériels et culturels. Fous de Dieu, ces frères d’un genre nouveau, ne veulent que laisser briller le visage du Bien-aimé à travers leurs vies de pauvres. Ils sont mendiants d’amour et de l’Amour ne vivant que du simple fruit de leur travail sans rien posséder en propre.

     Aussi y-a-t-il grand bruit sur la place de la petite ville ombrienne d’Assise à la vue de ces saltimbanques transformés en moines mendiants. D’autant plus que ceux-ci n’ont point quitter père et mère pour aller se cacher dans une contrée inconnue, ni même dans un cloître. Ils demeurent au milieu des leurs, en des mœurs nouvelles, clamant quelles que soient les hiérarchies sociales, si légitimes soient-elles, que nous sommes tous frères du même Père des Cieux par le Christ dans l’Esprit. Biens matériels et culturels ne sont ni à négliger ni à mépriser, mais à faire circuler au profit de tous sans exception. Ils ne doivent jamais prendre la place des biens spirituels dont le bien suprême est le Christ, lequel nous offre au ciel de son cœur une demeure éternelle, unique pour chacun de ses enfants de la terre…

La rumeur assourdissante de cette nouvelle espèce de moines et leur discours très novateur, où l’Évangile brille à frais nouveaux de tous ses feux, touche le cœur de Claire la jeune noble. Son cousin Rufin lui rapporte faits et gestes de ces étonnants chanteurs de Dieu, nouvellement pauvres et nus sur la place du bourg. Son cœur de jeune chrétienne est bouleversé, elle à qui il ne manque rien en affection et en bien, elle promise au plus beau parti de la région. Un jour de la fête des Rameaux, après la grande célébration de Jésus acclamé à son entrée à Jérusalem, sa décision est prise. Chiara di Offreduccio quitte discrètement la demeure familiale pour aller s’établir dans la solitude. Jésus a fait son entrée dans la Jérusalem de son cœur pour des épousailles d’âme. Le Christ est désormais l’unique époux de sa vie, le souverain bien et le seul bien, sans qui aucun bien n’est rien, sinon poussière et misère pouvant détourner de la vraie destinée de l’homme : la vie éternelle.  François, son ainé de quelques années, l’accueille avec ses premiers frères et lui donne, ainsi qu’à ses premières compagnes dont sa propre sœur de sang, Agnès, les signes de leur consécration. Les pauvres dames s’établissent en solitaires au pied du crucifix de la petite chapelle de saint Damien, dans la campagne reculée d’Assise, sous la croix byzantine qui parla un jour à Francesco : « Va et répare mon Église qui tu le vois tombe en ruine. » Intuition prophétique du Petit Pauvre, qui, en esprit, vit là s’établir un jour une communauté de sœurs dont la réputation toucherait le monde…

 Pour réparer nos vies de chrétiens, cagneuses et noueuses, marquées du poids du péché d’orgueil et de l’envie sous toutes ses formes, accablées de cupidité ou de jalousie, le seul Sauveur, l’Unique Rédempteur de l’homme, Jésus de Nazareth, « est fait péché pour nous » (2 Cor 5, 21) afin de nous rendre à notre vraie liberté, nous libérant du péché de la désobéissance. Il mérite bien le don de tout nous-même, Lui qui ne retint rien pour Lui, nous donnant tout de Lui. Par sa mort d’amour le Fils de la Vierge Marie a brisé la mort séparation d’avec Dieu et toute division en nous-mêmes comme entre nous. Mort dans nos relations qui est fruit du péché et conduit en enfer. Notre mort naturelle est ainsi rendue à sa vertu originelle de simple passage de la terre au ciel, simple pâque de la vie terrestre à la vie éternelle du ciel. L’homme retrouve en Jésus Christ sa liberté de fils du Père des Cieux pour courir le pèlerinage de sa vie en vue du Bien suprême.

« Choisis ce qui est amer et cela se transformera en douceur et tout ce qui te semblait doux te deviendra amer. » Francesco entend cette parole divine et n’hésite plus un instant pour embrasser le lépreux qui lui fait horreur, l’exclu de la société. Par grâce il se découvre soudainement frère, quelle que soit la maladie, du cœur ou du corps. Réparer l’Église et l’humanité veut donc dire n’établir nos relations fraternelles qu’en Dieu pour se recevoir de Dieu, et non plus seulement ou d’abord sur des rapports d’intérêts, de classes, d’économies, d’affections ou de rivalités, laissant au Christ la guérison de nos cœurs endurcis. « Quand le Seigneur m’eut donné des frères, dit François dans son testament, je dis adieu au monde… » Le monde de cette terre, en tant que vécu à seul horizon humain.

Dans la solitude de saint Damien Claire est épris du même idéal. Elle vit avec ses nombreuses sœurs, dont sa propre maman, l’amour inconditionnel du Christ pauvre qui « s’est fait pauvre pour nous enrichir par sa pauvreté. » (2 Cor 8,9) Chaque sœur est appelée à être le miroir du véritable amour pour toute sœur accueillie, le miroir de la charité divine pour tout homme qui frappe à la porte, pour l’humanité entière. « Je te vois embrasser avec l’humilité, la force de la foi et les bras de la pauvreté, le trésor incomparable caché dans le champ du monde et des cœurs humains par lequel on achète celui par qui tout a été fait de rien ; … je te considère comme une auxiliaire de Dieu même et celle qui soulève les membres succombant de son corps ineffable. » (3° Lettre à Agnès 7-8) écrit Claire à sa sœur bien-aimée, Agnès de Prague, qui a épousé la même vie de recluse.

 François vit sa grâce sur les routes du monde et dans les solitudes des ermitages. Il annonce par sa vie et ses actes la bonne nouvelle du salut en Jésus Christ sans lequel il ne peut y avoir de vraie paix ni de vraie joie. « Pace e bene … Paix et Bien » sont la devise de ces nouveaux prédicateurs itinérants. Ils n’ont pour bourse et compte en banque que l’Évangile. Quand bien même il leur faudra couvents et bibliothèques, ils n’en auront que l’usufruit, n’ayant pour propriété que la Bonne Nouvelle de Jésus Christ à vivre dans toutes ses exigences. Le Père du ciel nourrit les oiseaux et revêt les lys des champs. (Mt 6, 26-30)

Retirées dans la solitude du cloître de saint Damien en une vie entière de silence et d’humble travail, Claire et ses sœurs, quant à elles, seront témoin, miroir vivant, visage de cette terre de la pauvreté qu’est Dieu. Terre où seul peut fleurir la grâce de l’Amour véritable pour tous. Terre sans laquelle les itinérants que sont les frères mineurs, selon le nouveau nom de cette compagnie, risquent de se perdre par les attraits et les séductions du monde qu’il fréquente. En vis-à-vis de François Claire reflète le visage de Dame de Pauvreté, laquelle est la vie même du Dieu Trinité. Notre souverain Dieu ne retient rien de Lui en Lui-même, pour Lui-même, en créant l’univers. Dieu souverain se livre au cœur de l’humanité par le Fils de l’homme, son Fils Jésus de Nazareth, en totale pauvreté et abandon, pour conduire toute l’humanité à la source de la Vie véritable. Il est « le Chemin, la Vérité et la Vie » (Jn 14, 6) de l’homme et de tout homme

Ainsi Claire et François partagent, avec force d’âme, le même idéal dans la même forme de vie. Ayant reçu le privilège de la pauvreté, celui de n’avoir rien en propre, tous deux veulent gagner le privilège d’être les êtres les plus riches de la terre de l’authentique richesse qu’est l’Amour. Aimer sans compter par la seule vertu de Jésus Christ et de l’Esprit Saint. Se faire des trésors dans le ciel avec les biens de la terre pour les avoir fait circuler sans autre but ultime de toute vie humaine que la Vie éternelle.

François, le petit pauvre, Claire, sa petite plante, sont visages, homme et femme, de la même grâce, du même visage, le visage du plus beau des enfants des hommes, Jésus Christ, le Verbe fait chair pour nous.  Avec Lui, par Lui et en Lui, tout homme venant en ce monde reçoit “grâce sur grâce" (Jn 1, 16), pour aimer et être aimé en mode d’éternité, à l’image du Père des miséricordes et de toute la création.